Le livre de mes rêves
La dolce vita du Maestro
Enfant, Fellini ne rechignait pas à aller dormir. Le petit Federico
avait baptisé les quatre coins de son lit du nom des cinémas de Rimini,
Fulgor, Savoia, Opera Nazionale Balilla, Sultano. «Le spectacle
commençait dès que je fermais les yeux...» Dans l'obscurité veloutée,
confiait-il encore à la journaliste Lietta Tornabuoni, explosaient
alors des galaxies lumineuses et colorées, des tonnerres d'éclairs, des
constellations fabuleuses et tourbillonnantes.»
Le maestro accordait une énorme importance à cet inconscient qu'il finissait par déverser dans ses films, puisant dans le fonds de commerce de ses fantasmes. Contrairement à David Lynch, autre génie des mondes oniriques, qui a lui toujours refusé de passer sur un divan, Fellini les partage dès 1954 avec un psychanalyste. L'artiste ne craignait pas que la dissection de ses songes épuise son inspiration. Avec Ernst Bernhardt, un psy d'origine allemande et d'obédience jungienne, il travaille avec passion de l'autre côté du miroir. Surtout, il suit son conseil: noter ses rêves...
En 1960, date de ses premiers croquis, Fellini entame la quarantaine. Il vient de provoquer le monde avec La dolce vita,
conspué par l'Eglise et le gouvernement italien, palme d'or à Cannes.
Le cinéaste rêve beaucoup... Dans le premier carnet, qui court jusqu'en
1968, le trait reste souvent au stade de l'esquisse hasardeuse. Dans le
second, qui va de 1973 à 1982, ce dessinateur-né élabore des vues
fouillées des étranges manèges qui prennent forment dans son esprit. Le
visuel bariolé au feutre et le commentaire livré avec une écriture
fiévreuse s'entrelacent, bédé baroque où alternent érotisme, satire,
vie privée, etc. Seul dénominateur commun, la jubilation
fantasmagorique du maître.
Y voguent des femmes, évidemment. Tout en
fessiers spirituels et en mamelles généreuses, elles ondulent comme des
déesses dans les bars ou les chambres, sur des nuages ou en bord de
mer. A l'occasion, elles se métamorphosent en créatures plus âgées, au
regard acéré et interrogateur. Fellini avoue qu'alors elles l'effraient
plus qu'elles n'excitent ses pulsions...
Les rêves se chargent aussi d'un
cortège d'amis, Mastroianni, Rossellini, Antonioni, Simenon ou même
Pasolini, avec qui il partage sa couette «comme des frères». Giulletta
Masina, sa muse et sa compagne, s'installe souvent dans ses dérives
nocturnes.
Les
deux carnets se complètent d'une section «Feuilles volantes»,
véritables petits chefs-d'oeuvre que Fellini offrait à ses intimes. Il
y a encore les «Notes», datées des années 90. Pièces détachées d'un
troisième carnet perdu ou rares traces d'un homme qui ne rêvait plus
guère? La question demeure. Comme l'écrit Tullio Kezich dans une
passionnante préface, «Le livre est une proposition de circumnavigation
dans le Mystère, un immense magasin de pièces à conviction,
d'hypothèses surréalistes, de fantaisies irréalisables, de
précognition.» Il faut plonger dans ce manuel sans bouée, nager dans
les images, s'accrocher à une légende. Puis regagner le rivage en
dévorant la traduction intégrale de l'italien au français. Comme la
partie immergée de l'iceberg mental d'un géant du 7e art, comme un
cinématographe imaginaire et réel à la fois...