Un homme
Livre testament ?
Des
artères mitées. De vieux membres voués à la casse. Un cœur délabré, à
force d'avoir été charcuté par les chirurgiens. Et, bientôt, un simple
tas d'os au fond d'un cercueil. Tu es poussière et tu retourneras à la
poussière. Finies, les branlettes à répétition du cher Portnoy. Finis,
les orgasmes généreusement prodigués dans les mille recoins d'une œuvre
qui fut un éloge du plaisir, un hymne au vivant. Désormais, il ne reste
que le corps malade, le corps déchu, et la macabre promesse d'une mort
annoncée: avec Un Homme, Philip Roth s'habille de noir pour signer un
précis de décomposition qui est à la fois un remake de La Ballade des
pendus et une version romanesque de ces «vanités» où les peintres du
passé évoquaient nos fins dernières, pour nous apprendre à apprivoiser
la mort.
Après la grosse cavalerie du Complot contre l'Amérique, où Roth
imaginait ce qu'aurait pu devenir son pays si le pro-nazi Lindbergh
avait été élu en 1940, Un Homme renoue avec la veine intimiste de
l'écrivain. Son héros a tout perdu, même son nom. Comme Roth, il est né
en 1933, et le roman commence par son enterrement dans un petit
cimetière du New Jersey, à quelques coudées de Starfish, un village de
retraités fortunés. C'est là qu'il s'était installé en novembre 2001,
deux mois après les événements qui prophétisaient sa propre
catastrophe. Et puis, son vieux cœur s'est brutalement arrêté de battre
dans un hôpital de la région, alors qu'on l'opérait de la carotide...
Péritonite, pontages, attaques, rafistolages, le héros de Roth est
à la fois un homme traqué et une machine détraquée. Et parce qu'il ne
croit pas au Ciel, parce qu'il refuse obstinément les secours de la
religion, il ne peut que flirter avec sa propre finitude. Par petites
doses, penché sur l'épaule de Cioran et de Schopenhauer, l'auteur de
Portnoy et son complexe distille le portrait d'un être-pour-la-mort
dont la seule certitude est celle de son inexorable déchéance. «Il n'y
a que le corps, né pour vivre et pour mourir selon les lois de
l'hérédité», écrit Roth à propos de cet «homme» sans nom. Et il ajoute:
«Son créneau philosophique à lui, il l'avait découvert de bonne heure,
intuitivement, et, dans son minimalisme, il était indépassable; s'il
écrivait un jour son autobiographie, il l'intitulerait Vie et mort d'un
corps d'homme.»
Ce roman implacable est, de loin, le plus désespéré et le plus
destructeur de Roth. Le plus touchant, aussi, parce qu'on ne peut
s'empêcher de voir une sorte de testament dans ce requiem que le
monstre sacré des lettres américaines susurre en creusant son propre
tombeau, la pelle à la main et la rage au cœur. Dans La bête qui meurt,
des relents de cadavre flottaient déjà entre les pages mais, cette
fois, c'est la mort - et elle seule - que Roth serre dans ses bras.
Cette amante-là ne pardonne pas. Elle fauche. Elle flingue. Sèche,
nerveuse, lapidaire et presque clinique, l'écriture d'Un Homme traduit
remarquablement cette danse du scalp.